Quand un médicament perd sa protection par brevet, tout change. Les prix ne baissent pas doucement. Ils s’effondrent. Et ce n’est pas une simple coïncidence : c’est l’économie en action. Dans les pays où la concurrence est libre, un médicament qui coûtait 850 $ par mois peut tomber à 10 $ le mois après l’arrivée des génériques. Ce n’est pas un rêve. C’est ce qui s’est passé avec l’Eliquis aux États-Unis après l’expiration de son brevet en 2020. Les patients ont vu leur facture diviser par 85 en quelques mois. Mais pourquoi certains pays voient-ils cette chute massive, tandis que d’autres, comme la Suisse, restent à l’écart ? La réponse ne se trouve pas dans la science du médicament, mais dans la structure du marché.
Comment les brevets créent des monopoles artificiels
Les brevets pharmaceutiques sont conçus pour encourager l’innovation. En échange d’un monopole de 20 ans, les laboratoires investissent des milliards dans la recherche. Mais ce monopole a un prix : les patients paient très cher. Pendant cette période, un seul fabricant peut vendre le médicament sans concurrence. Pas de négociation. Pas de comparaison de prix. Pas de choix. Le prix est fixé par l’entreprise, pas par le marché. C’est ce qu’on appelle un monopole légal. Et il dure souvent plus longtemps que prévu.Entre 2020 et 2025, plus de 220 milliards de dollars de ventes annuelles de médicaments vont perdre leur protection brevetée. Pour les laboratoires, c’est une crise : la « falaise des brevets ». Pour les systèmes de santé, c’est une opportunité. Mais les entreprises ne se laissent pas faire. Elles utilisent des stratégies comme les « thicket de brevets » - des centaines de brevets secondaires sur des modifications mineures (nouvelle forme, dose, méthode d’administration) pour repousser l’entrée des génériques. C’est ce qu’a fait AbbVie avec Humira : 130 brevets secondaires ont retardé la concurrence pendant 7 ans après l’expiration du brevet principal. Même après l’arrivée des biosimilaires en 2023, les prix n’ont pas chuté immédiatement, car les contrats avec les assureurs bloquaient l’accès aux versions moins chères.
La chute des prix : un phénomène en plusieurs étapes
La baisse des prix n’arrive pas du jour au lendemain. Elle suit un schéma clair. Le premier générique arrive : le prix baisse de 15 à 20 %. Le deuxième arrive : il tombe à 40 %. Le troisième ? 60 %. Au dixième concurrent, le prix peut atteindre 80 à 90 % en dessous du prix d’origine. Ce n’est pas une hypothèse. C’est ce que la FDA et des études publiées dans le JAMA Health Forum ont mesuré sur 505 médicaments dans huit pays riches.Les États-Unis sont le cas extrême. Là-bas, les prix ont chuté de 82 % en huit ans après l’expiration du brevet. En Suisse, la chute a été de seulement 18 %. Pourquoi ? Parce que les systèmes de remboursement sont différents. Aux États-Unis, les assureurs et les pharmacies négocient directement les prix avec les fabricants. En Suisse, les prix sont fixés par le gouvernement, et les génériques n’ont pas toujours accès aux mêmes canaux de distribution. Les patients paient moins, mais les économies ne se répercutent pas aussi vite sur les coûts du système.
Les génériques : une solution simple, mais pas toujours accessible
Les génériques ne sont pas des copies de basse qualité. Ce sont les mêmes molécules, aux mêmes doses, avec les mêmes effets. Leur production coûte 5 à 10 fois moins cher que le médicament d’origine. Pourtant, leur entrée sur le marché n’est pas automatique. En 2023, la FDA a approuvé 870 génériques - un record. Mais pour les médicaments complexes, comme les biosimilaires (copies des protéines biologiques), le processus prend jusqu’à 24 mois. Pourquoi ? Parce qu’il faut prouver qu’ils sont « équivalents » - une étude qui coûte entre 2 et 5 millions de dollars. Ce qui empêche les petites entreprises d’entrer sur le marché.Et même quand ils sont disponibles, les patients ne les obtiennent pas toujours. Les assureurs peuvent mettre les génériques en « liste noire » si les laboratoires d’origine leur offrent des rabais cachés. C’est ce qu’on appelle les « rebates ». En 2023, une enquête du Kaiser Family Foundation a montré que 22 % des patients américains n’ont pas pu accéder aux génériques plus abordables parce que leur assurance n’avait pas mis à jour leur formulaire. Le médecin prescrit un générique. La pharmacie n’a pas le médicament en stock. Le patient paie le prix fort.
Les différences entre les pays : pourquoi la Suisse est à part
La Suisse n’est pas un cas isolé. L’Allemagne, la France et le Royaume-Uni ont vu des baisses de 50 à 60 % après huit ans. Le Japon, 42 %. Mais la Suisse, avec seulement 18 %, est la plus lente. Pourquoi ? Trois raisons.- Les prix sont fixés par l’État, pas par le marché.
- Les génériques n’ont pas toujours accès aux mêmes canaux de vente que les médicaments d’origine.
- Les laboratoires utilisent des contrats exclusifs avec les pharmacies et les hôpitaux pour bloquer les alternatives.
En 2024, l’Agence européenne des médicaments a lancé un plan pour que 70 % des patients prennent des biosimilaires dans les trois ans après l’expiration du brevet. La Suisse n’a pas encore adopté ce rythme. Les patients suisses paient encore des prix élevés pour des médicaments dont le brevet est mort depuis des années.
Les nouveaux défis : les « super-blockbusters » et les brevets cachés
Les médicaments comme Ozempic, Wegovy et Eliquis ne sont plus des simples pilules. Ce sont des « super-blockbusters » avec des milliards de ventes. Et ils sont entourés de nuages de brevets. Semaglutide, la molécule d’Ozempic, a déjà 142 brevets déposés - certains sur des formulations, d’autres sur des modes d’administration, d’autres encore sur des combinaisons avec d’autres substances. Le brevet principal expire en 2026. Mais les entreprises affirment que la protection effective durera jusqu’en 2036.Ce n’est pas de la science. C’est de la stratégie juridique. L’organisation I-MAK a montré que 78 % des nouveaux brevets déposés sur les médicaments existants ne concernent pas de nouveaux traitements, mais des modifications mineures. Et 70 % des 100 médicaments les plus prescrits ont vu leur exclusivité prolongée au moins une fois. Ce n’est pas une erreur du système. C’est une fonctionnalité. Et elle coûte des milliards.
Le Congrès américain a estimé que les génériques et biosimilaires pourraient épargner 1,7 billion de dollars au système de santé américain d’ici 2035. Mais I-MAK a calculé que sans réforme des brevets, ces économies seront retardées de 4,2 ans en moyenne par médicament. Autrement dit : les patients attendent des années pour bénéficier de prix plus bas - même après l’expiration officielle du brevet.
Que faire ? La voie vers des prix plus justes
Les solutions existent. Elles sont simples, mais difficiles à appliquer.- Limiter les brevets secondaires : Interdire les brevets sur des modifications triviales. L’UE a déjà commencé à le faire avec son nouveau paquet pharmaceutique de 2024.
- Accélérer l’approbation des génériques : Réduire les délais d’approbation pour les médicaments complexes. La FDA a déjà réduit les délais pour les génériques simples à 10 mois. Il faut faire de même pour les biosimilaires.
- Interdire les rabais cachés : Si un laboratoire offre un rabais à un assureur pour exclure un générique, cela devrait être illégal. C’est ce qu’on appelle la « transparence des prix ».
- Permettre la substitution automatique : Dans 49 États américains, les pharmaciens peuvent remplacer un médicament par un générique équivalent. En Suisse, ce n’est pas toujours possible. Il faut que la loi le permette partout.
Les patients ne veulent pas de théorie. Ils veulent des médicaments à prix abordable. Et ils ont raison. L’expiration du brevet n’est pas une menace. C’est la promesse du système : que l’innovation soit récompensée, mais que la santé ne soit pas un luxe.
Les chiffres qui parlent
- Après 8 ans, les prix des médicaments chutent de 82 % aux États-Unis, 60 % au Royaume-Uni, 58 % en Allemagne, 48 % au Canada, 18 % en Suisse.
- Le premier générique réduit les prix de 15 à 20 %. Le dixième, de 80 à 90 %.
- Les biosimilaires coûtent 15 à 35 % moins cher que les médicaments d’origine, mais leur entrée est retardée de 2 à 4 ans par des négociations juridiques.
- Le marché mondial des génériques vaut 407,5 milliards de dollars en 2023. Il devrait atteindre 700,1 milliards d’ici 2030.
- 78 % des nouveaux brevets sur les médicaments ne concernent pas de nouveaux traitements, mais des modifications mineures.
Pourquoi les prix baissent-ils autant après l’expiration d’un brevet ?
Parce que la concurrence entre fabricants fait chuter les prix. Pendant le brevet, un seul laboratoire vend le médicament. Après, des dizaines peuvent le produire. Chacun cherche à attirer les clients en proposant un prix plus bas. Ce sont les lois du marché, pas la volonté d’une entreprise. Plus il y a de concurrents, plus les prix tombent - jusqu’à 80-90 % en moins.
Pourquoi les prix ne baissent-ils pas en Suisse comme aux États-Unis ?
Parce que les prix sont fixés par l’État, pas par le marché. Les génériques n’ont pas toujours accès aux mêmes canaux de distribution. Les laboratoires d’origine utilisent des contrats exclusifs avec les pharmacies et les hôpitaux pour bloquer les alternatives. Le système suisse privilégie la stabilité des prix, mais au détriment de la rapidité de la baisse.
Les génériques sont-ils aussi efficaces que les médicaments d’origine ?
Oui. Les génériques contiennent la même molécule active, à la même dose, dans la même forme. Ils doivent prouver leur efficacité et leur sécurité avant d’être approuvés par les autorités sanitaires. La FDA, l’EMA et l’OFSP exigent les mêmes normes. La seule différence, c’est le prix.
Qu’est-ce qu’un « thicket de brevets » ?
C’est une stratégie où une entreprise dépose des dizaines, voire des centaines, de brevets secondaires sur des modifications mineures d’un médicament - comme un nouvel enrobage, une nouvelle forme de comprimé ou un nouveau mode d’administration. Ces brevets n’améliorent pas le traitement, mais ils bloquent l’entrée des génériques. C’est ce qui a retardé la concurrence pour Humira pendant 7 ans après l’expiration du brevet principal.
Les biosimilaires sont-ils la même chose que les génériques ?
Non. Les génériques sont des copies de médicaments chimiques simples. Les biosimilaires sont des copies de médicaments biologiques - des protéines complexes produites à partir de cellules vivantes. Ils sont plus difficiles à fabriquer, plus chers à développer, et leur approbation prend plus de temps. Mais ils sont aussi moins chers que l’original - et leur arrivée est cruciale pour faire baisser les prix de médicaments comme l’Eliquis ou l’Humira.