Quand un patient prend à la fois de la phénytoine et de la warfarine, les choses ne sont jamais simples. Ce n’est pas juste une interaction médicamenteuse parmi d’autres. C’est une danse dangereuse entre deux molécules qui s’affrontent, se cachent, puis se révèlent au fil des jours, avec des conséquences qui peuvent être mortelles si on ne les suit pas de près.
Le premier choc : une montée soudaine de l’INR
Dès les premières heures où on ajoute de la phénytoine à un traitement déjà stable à la warfarine, le patient peut voir son INR grimper - parfois de manière inquiétante. Ce n’est pas parce que la warfarine devient plus puissante, mais parce qu’elle est soudainement plus libre dans le sang. La phénytoine, elle-même fortement liée aux protéines du plasma (90 à 95 %), déloge la warfarine (qui est 99 % liée à l’albumine). Résultat : une partie de la warfarine, jusque-là inactive, devient libre et active. Cela augmente temporairement son effet anticoagulant. Ce phénomène, appelé déplacement protéique, se produit dans les 24 à 72 heures suivant l’ajout de la phénytoine. L’INR peut monter de 20 à 30 % au-dessus de la normale. Pour un patient dont l’INR cible est de 2,5, cela peut le faire passer à 3,5, voire plus. Risque : saignements spontanés, hématomes importants, hémorragie intracrâniale.La bonne nouvelle ? Ce pic est temporaire. En 3 à 5 jours, les concentrations de protéines se rééquilibrent, et l’INR redescend vers son niveau initial - ou du moins, il semble le faire. Mais ce n’est qu’une pause avant la prochaine vague.
Le second choc : l’induction enzymatique
Après cette courte accalmie, un autre mécanisme entre en jeu - plus sournois, plus lent, mais bien plus profond. La phénytoine active un récepteur dans le foie appelé PXR (rétinoïde X pregnane). Ce récepteur déclenche la production de enzymes du système CYP450, notamment CYP2C9 et CYP3A4. Or, c’est précisément CYP2C9 qui dégrade la forme la plus active de la warfarine : le S-warfarin. Cette enzyme, normalement à un niveau stable, voit son activité augmenter de jusqu’à 400 % après 7 à 10 jours de traitement à la phénytoine.La conséquence ? La warfarine est détruite beaucoup plus vite. Pour maintenir un INR thérapeutique, il faut maintenant donner 2 à 5 fois plus de warfarine. Certains patients, surtout ceux avec des variants génétiques comme CYP2C9*2 ou CYP2C9*3 (métaboliseurs lents), peuvent nécessiter des doses encore plus élevées. Dans certains cas, on passe de 5 mg/jour à 20 mg/jour ou plus. Et si on ne le voit pas venir, on risque une thrombose - un caillot dans une artère, un AVC, une embolie pulmonaire.
Un cycle de montées et de chutes
Ce n’est pas une interaction linéaire. C’est une courbe en V inversé : une montée rapide de l’INR, suivie d’une chute profonde. Et cette chute n’est pas immédiate. Elle prend une semaine. C’est pourquoi les médecins ne doivent jamais ajuster la dose de warfarine dès les premiers jours. Si on augmente la dose trop tôt, on risque de surcorriger, et quand l’induction enzymatique s’installe, le patient peut basculer dans une zone de sous-anticoagulation. Inversement, si on diminue la dose en pensant que l’INR est trop haut au début, on risque de le laisser sous-anticoagulé pendant la phase d’induction.La règle d’or ? Ne touchez pas à la dose de warfarine avant 5 jours. Surveillez l’INR tous les 2 à 3 jours pendant les deux premières semaines. Notez chaque valeur. Tracez la courbe. La tendance compte plus qu’un seul chiffre.
Et si on arrête la phénytoine ?
L’inverse se produit quand on arrête la phénytoine. L’induction enzymatique s’arrête lentement. Les enzymes CYP2C9 ne disparaissent pas du jour au lendemain. Leur activité diminue progressivement sur 10 à 14 jours. Pendant ce temps, la warfarine n’est plus métabolisée aussi vite. Son effet s’accumule. L’INR monte - sans que la dose ait été changée. C’est là que beaucoup d’erreurs arrivent : on ne modifie pas la dose de warfarine, on pense que tout va bien, et soudain, le patient saigne. Il faut anticiper. Dès que la phénytoine est arrêtée, réduire la dose de warfarine de 25 à 50 %, et surveiller l’INR chaque 2 à 3 jours pendant deux semaines.Qui est à risque ?
Ce n’est pas pareil pour tout le monde. Les patients avec une faible teneur en albumine (moins de 3,5 g/dL) - souvent les personnes âgées, malnutries, ou atteintes d’insuffisance hépatique - sont plus sensibles au déplacement protéique. Le moindre changement dans la liaison des protéines peut faire exploser la concentration libre de warfarine.Les patients avec des variants génétiques CYP2C9*2 ou *3 - présents chez environ 10 à 15 % des caucasiens - métabolisent la warfarine plus lentement. Quand la phénytoine déclenche l’induction, leur réponse est plus prononcée. Ils ont besoin de doses encore plus élevées pour atteindre l’INR cible. Un test génétique peut aider, mais il n’est pas toujours disponible. En l’absence de test, la prudence est la meilleure stratégie.
Et les nouveaux anticoagulants ?
On pourrait penser que les anticoagulants oraux directs (AOD) comme l’apixaban ou le rivaroxaban évitent ce problème. Pas tout à fait. Ces médicaments sont aussi métabolisés par CYP3A4. La phénytoine les dégrade aussi rapidement. Leur concentration chute, et l’effet anticoagulant disparaît. Pour un patient avec une valve mécanique ou une thrombophilie sévère, les AOD sont contre-indiqués. La warfarine reste souvent la seule option. Ce qui rend cette interaction encore plus critique : quand il n’y a pas d’alternative, la surveillance doit être extrême.
Que faire en pratique ?
Voici ce qui marche vraiment :- Ne commencez jamais la phénytoine chez un patient sous warfarine sans plan de surveillance. Prévoyez des contrôles d’INR à J1, J3, J5, J7, J10, J14.
- Ne changez pas la dose de warfarine avant le 5e jour. Attendez la courbe.
- Si l’INR chute après le 7e jour, augmentez progressivement la dose de warfarine - par paliers de 10 à 20 %, pas plus.
- Si vous arrêtez la phénytoine, réduisez la warfarine de 25 à 50 % dès le premier jour, et surveillez l’INR chaque 2 jours.
- Privilégiez les antiepileptiques alternatifs : le lévétiracétam, le gabapentin ou la prégabaline n’induisent pas les enzymes et n’interfèrent pas avec la warfarine. Ils sont plus sûrs - surtout si le patient peut en bénéficier.
Un cas réel, une leçon
Une patiente de 47 ans, traitée pour une épilepsie depuis 5 ans, a vu son INR passer de 2,3 à 4,8 en 72 heures après l’ajout de phénytoine pour un nouveau trouble convulsif. On a cru à une surdose de warfarine et on a réduit la dose. Trois jours plus tard, son INR est tombé à 1,1. Deux semaines après, elle a eu un AVC. L’erreur ? Ajuster la dose trop tôt. Si on avait attendu, on aurait vu l’INR redescendre naturellement, puis monter de nouveau à cause de l’induction. On aurait alors augmenté la warfarine. Elle aurait été protégée.Le message final
La combinaison phénytoine-warfarine n’est pas une erreur médicale. C’est une réalité clinique. Elle exige du temps, de la vigilance, et une compréhension fine des mécanismes. Il n’y a pas de formule magique. Pas de calcul automatique. Juste une observation patiente, des mesures fréquentes, et le respect du rythme biologique du corps. Dans un monde où tout veut être automatisé, cette interaction rappelle que la médecine reste un art - et que certains patients ont besoin de plus que des algorithmes. Ils ont besoin qu’on les regarde, qu’on les écoute, et qu’on ne les laisse pas seuls face à cette danse complexe.Pourquoi l’INR augmente-t-il dès le début de la phénytoine ?
L’augmentation initiale de l’INR est due à un déplacement protéique : la phénytoine, qui se lie très fortement aux protéines du sang, déloge la warfarine de ses sites de liaison. Cela augmente la fraction libre et active de la warfarine, ce qui renforce son effet anticoagulant temporairement. Ce phénomène dure 2 à 5 jours, puis s’atténue.
Pourquoi faut-il augmenter la dose de warfarine après une semaine ?
La phénytoine active les enzymes du foie (CYP2C9 et CYP3A4), qui dégradent la warfarine plus vite. Après 7 à 10 jours, cette induction enzymatique est maximale, et la warfarine est éliminée jusqu’à deux fois plus rapidement. Pour maintenir un INR thérapeutique, il faut donc augmenter la dose de 2 à 5 fois.
Peut-on remplacer la phénytoine par un autre anticonvulsivant ?
Oui, et c’est souvent recommandé. Le lévétiracétam, le gabapentin et la prégabaline n’induisent pas les enzymes du foie et n’interfèrent pas avec la warfarine. Ils sont plus sûrs pour les patients sous anticoagulation. La phénytoine est réservée aux cas spécifiques, comme les crises d’épilepsie sévères ou en milieu à ressources limitées.
Les anticoagulants directs (AOD) sont-ils une meilleure option ?
Non, pas dans ce cas. Les AOD comme l’apixaban ou le rivaroxaban sont aussi métabolisés par CYP3A4, donc la phénytoine réduit leur concentration et annule leur effet. Pour les patients avec valve mécanique ou thrombophilie sévère, la warfarine reste la seule option viable. Les AOD sont contre-indiqués en présence de phénytoine.
Que faire si on oublie de surveiller l’INR après l’ajout de phénytoine ?
C’est une urgence. Un INR non surveillé chez un patient sous phénytoine et warfarine peut conduire à un saignement ou à un caillot. Si la surveillance a été négligée, il faut mesurer l’INR immédiatement, même en dehors des heures de consultation. En cas d’INR > 5 ou < 1, une hospitalisation est souvent nécessaire. La prévention est toujours meilleure que la réaction.
9 commentaires
Isabelle B
Je suis désolée, mais ce genre d’article montre à quel point la médecine est encore un champ de mines pour les patients. On met deux médicaments ensemble sans avoir une idée claire de ce qu’ils font l’un à l’autre, et on s’attend à ce que les patients survivent à la danse. C’est inacceptable. On devrait avoir des algorithmes fiables, pas des courbes à tracer à la main. Et encore moins des médecins qui attendent 5 jours avant d’agir. On est en 2025, pas en 1985.
Francine Alianna
Je comprends ta frustration, mais la réalité clinique est plus complexe que les algorithmes. La phénytoine et la warfarine interagissent de manière dynamique, pas linéaire. Chaque patient est un système biologique unique : son poids, son âge, son albumine, ses gènes. Un algorithme ne peut pas remplacer l’observation patiente. Ce que cet article propose, c’est une méthode rigoureuse, pas une négligence. Et ça sauve des vies.
Catherine dilbert
Je trouve ça fascinant, vraiment. C’est comme une symphonie chimique où chaque instrument change de rythme. 😊 Et ce cas de la patiente qui a eu un AVC parce qu’on a baissé la dose trop tôt… ça fait froid dans le dos. On oublie trop souvent que les médicaments ne sont pas des interrupteurs, mais des danseurs. Merci pour ce rappel humain.
Nd Diop
En Afrique de l’Ouest, on utilise encore la phénytoine parce qu’elle est bon marché et efficace. Mais les patients sous warfarine ? On les suit comme des œufs dans un panier. INR tous les 3 jours, même si on doit aller à pied jusqu’à l’hôpital. C’est dur, mais c’est la seule façon de survivre. Ce que vous décrivez ici, c’est exactement ce qu’on fait ici. La science ne change pas, même si les ressources, si.
Lou Bowers
Je suis une infirmière en neurologie… et je dois dire que je me suis déjà fait avoir. J’ai vu un patient avec un INR à 6,5 après 3 jours de phénytoine… on a réduit la warfarine. Et 10 jours plus tard, il a eu un infarctus. J’ai pleuré dans la salle de repos. Ce que vous dites est vrai : attendre. Observer. Ne pas réagir à la première valeur. C’est contre-intuitif… mais c’est la clé. Merci pour ce rappel.
Julien Weltz
Arrêtez de faire des histoires. Si vous ne savez pas gérer cette interaction, ne prescrivez pas la phénytoine. Point. Le lévétiracétam existe, il est plus sûr, il ne coûte pas plus cher. Vous avez un choix. Ce n’est pas une fatalité. C’est une faute professionnelle de continuer à jouer à la roulette russe avec la warfarine. La médecine moderne, c’est choisir la voie la plus sûre. Pas de laisser les patients payer le prix de votre inertie.
Lou St George
Ok mais bon… je suis pas médecin mais j’ai lu un truc sur internet et j’ai trouvé que c’était un peu n’importe quoi… genre… la phénytoine déloge la warfarine… mais la warfarine est à 99% liée… donc si la phénytoine est à 95%… comment elle peut en déloger autant… c’est pas logique… et puis les enzymes… CYP2C9… mais c’est pas ça qui dégrade le R-warfarin… c’est le S… et le S c’est le plus actif… donc si on augmente la dose… mais les gènes… mais les gènes c’est pas toujours testé… et si on arrête la phénytoine… mais on oublie que la demi-vie des enzymes c’est 2 semaines… et puis… et puis… je suis perdue… mais j’ai peur…
Helene Van
La médecine n’est pas une science exacte. Elle est une conversation entre l’humain et le corps. Ce n’est pas la dose qui compte. C’est l’attention.
Véronique Gaboriau
Alors là c’est du délire total. On met un patient sous deux trucs qui se détestent, on le laisse se débattre pendant 2 semaines, on le traite comme un cobaye, et on appelle ça de la médecine ?! Moi je dis : arrêtez. C’est du sadisme médical. Quelqu’un a déjà fait une étude sur le nombre de morts causés par cette interaction ? Parce que je veux les noms. Et je veux qu’ils soient punis.